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4  Langage et lien social

Pour résumer en quelques mots ce qui demanderait en fait des volumes, la création de pratiques symboliques partagées et unanimes est communément appelée religion. L'étymologie de ce terme est d'ailleurs parlante : ce qui relie (les hommes entre eux). Il est également permis de supposer que l'art est apparu pour des raisons similaires à celles qui ont engendré la religion, dont il était d'ailleurs probablement essentiellement une expression.

Le philosophe René Girard[40, 41], poursuivant la pensée de certains anthropologues, a formulé quelques hypothèses fortes sur la nature originelle de la religion, pour lui indissociable de l'anthropogenèse. Le groupe humain menacé d'éclatement par les conflits symboliques conjurerait le danger en en imputant la responsabilité à un de ses membres, élu au rôle de victime émissaire et sacrifié. Rappelons ici la définition fameuse de Jean Hubert et Marcel Mauss : « Le sacrifice établit une communication entre le monde sacré et le monde profane par l'intermédiaire d'une victime », victime en l'occurrence d'ailleurs bien souvent mangée. Il semble en effet que toutes les sociétés primitives aient pratiqué le sacrifice humain et l'anthropophagie, dont les traces surgissent, dès qu'on se donne la peine de les chercher, y compris --- sinon surtout --- dans les manifestations les plus élevées et les plus raffinées de nos cultures.

Les impératifs nouveaux de la production et de la normalisation symboliques ont sans doute joué un rôle dans la naissance de la division du travail et de la hiérarchie au sein de la société. Le groupe primitif a sans doute eu assez vite besoin de spécialistes pour interpréter les signes surnaturels et donner un sens au monde. Les précurseurs de l'anthropologie moderne, tel par exemple Maurice Leenhardt[62], ont montré que dans l'univers de l'homme primitif chaque objet était doté d'un sens précis qui contribuait au sens global du monde, et que le devoir de l'homme était de préserver cet ordre global et d'y contribuer par des rites et par le respect d'interdictions ou d'obligations. C'est le sens des multiples interdits et tabous des religions primitives. Singulièrement, Maurice Leenhardt au contact des Canaques retrouve le sens des livres de l'Ancien Testament, qu'il avait étudiés pendant ses années à la Faculté de Théologie Protestante de Montauban : « Quel admirable code de la société primitive que le Lévitique. Je n'ai encore rien trouvé chez les Canaques que je ne retrouve chez les Hébreux et dans beaucoup de peuples sur lesquels j'ai pu lire. » La religion de la Torah, en effet, est de ce point de vue encore très liée aux origines primitives de la religion, cependant que le christianisme, par son rejet des interdits alimentaires et des marquages symboliques tels que la circoncision, et par son universalisme, fonde une religiosité radicalement moderne et dégagée de la préhistoire.

Le psychiatre Daniel Marcelli[69], lui aussi sur une piste ouverte par des anthropologues, étudie un phénomène qu'il appelle humanisation, et qui n'est sans doute pas éloigné de l'anthropogenèse. L'humanisation serait indissociable de l'autorité, nécessaire notamment aux parents pour accomplir leur mission de protection et d'éducation des enfants. Mais l'autorité trouverait son origine dans les situations où l'homme préhistorique, pour compenser sa faiblesse physiologique individuelle, aurait dû élaborer des liens de connivence et de confiance avec ses congénères, par exemple pour chasser de gros animaux ou se défendre contre des agresseurs. Marcelli pense que c'est ainsi que l'homme aurait adopté un comportement inconnu des autres espèces animales : l'échange de regards pour se concerter, agir de concert. De cette pratique partagée serait née l'autorité d'un chef nécessaire à la coordination de l'action pour la chasse ou la guerre, autorité dévolue non pas, comme chez certaines espèces animales, à l'individu le plus fort ou détenteur de certaines caractéristiques physiques, mais à celui qui se serait révélé le plus apte à recueillir la confiance du groupe pour l'action.

Nous ne ferons que citer le processus qui d'un clan doté d'un chef et d'un chamane conduit à une société plus complexe dotée d'organes de pouvoir et de structures religieuses spécialisés. De même que la division du travail s'est traduite par l'apparition de spécialistes du symbolique, elle a aussi engendré des professionnels du pouvoir politique. Le pouvoir est sans doute une fonction indispensable à toute organisation humaine, pour parler en son nom il lui faut quelqu'un qui s'en détache et se place pour ainsi dire en dehors d'elle. Toute une part de la complexité des questions soulevées par l'existence du pouvoir tient à l'impossibilité de séparer d'une part le caractère nécessaire de l'exercice de la fonction, d'autre part le fait indubitable que celui qui l'exerce en tire des avantages personnels substantiels, complexité encore accrue par les liens étroits et inextricables qui existent entre le pouvoir et le sacré.


© copyright Laurent Bloch 2004
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