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2  Naissance de la démarche critique

L'aspiration à l'unanimité, la répression des élaborations symboliques dissidentes ou simplement originales sont encore très présentes dans l'humanité contemporaine, et chacun en observera les effets autour de lui.

Ce livre envisagera des activités humaines où le conformisme et l'unanimité pèsent souvent plus lourd que l'originalité et la liberté. Néanmoins, si les sociétés européennes ont connu depuis le Moyen-Âge un développement inconnu des autres régions du monde, c'est parce qu'elles ont remis en cause ces attitudes. Dans les sociétés traditionnelles, l'idéal est l'immobilisme et la conservation des traditions, ce qui fait que les évolutions ne pourront y être que très lentes, contigentes et souvent provoquées par des événements extérieurs, alors que dans les sociétés qui ne se soumettent plus à cette règle le changement et l'innovation sont des valeurs positives et encouragées, ce qui suscite des capacités d'adaptation et d'expansion supérieures. Ces questions ont été étudiées de façon pénétrante par Cornelius Castoriadis[21].
La question de l'acceptation d'un point de vue différent chez autrui n'est pas seulement collective et sociale, mais aussi psychologique et individuelle, ce qui n'est pas sans répercussion dans les processus liés au travail que nous allons envisager ici. Accepter qu'autrui puisse avoir un point de vue différent du vôtre et néanmoins légitime sur un sujet qui vous concerne comme lui, admettre la nécessité d'une négociation et de transactions avec ce point de vue que vous n'approuvez pourtant pas, sont des attitudes généralement considérées comme caractéristiques de l'âge adulte, par opposition aux comportements observés chez les adolescents.

Avec la prolongation remarquable de l'adolescence jusqu'à trente ans, voire au-delà, signalée par les psychologues dans les pays occidentaux, il est devenu imprudent de postuler une attitude adulte au sein du personnel (même hautement qualifié) d'une entreprise.

De toutes les façons, parler du travail en entreprise aujourd'hui serait impossible en ignorant la question de la résolution des conflits entre points de vue différents, dans la mesure où l'ancien système d'autorité hiérarchique est fortement ébranlé.

2.1  L'écriture, la liberté

Nous avons déjà noté que les capacités d'expression infinies du langage humain conféraient à l'homme des pouvoirs nouveaux tout en introduisant dans la vie de ses sociétés des risques engendrés par cette créativité même, susceptible d'être un germe de conflits. C'est le prix à payer pour une pensée protéiforme.

Est-il besoin de souligner combien l'invention de l'écriture a multiplié le facteur de diversité que représente le langage ? Les sociétés de culture orale transmettent leurs traditions par la récitation, le chant épique, l'art des bardes. L'écriture fournit un moyen technique de fixation de la mémoire, mais permet aussi la distance critique. Le pédagogue contemporain Philippe Meirieu et le journaliste Marc Guiraud ont pu écrire[71] : « Lire et écrire, c'est [...] prendre du pouvoir sur sa propre vie... Savoir lire, c'est pouvoir vérifier, comparer, critiquer... Écrire, c'est pouvoir exprimer ce que l'on pense et ce que l'on croit, prendre le temps de se corriger, de trouver la formule juste en évitant de s'exposer à la réaction immédiate de l'autre » (p. 12). Il est patent qu'entre l'époque où le lien de l'autorité et le lien religieux se mettaient en place pour assurer la cohésion sociale, et aujourd'hui où donner au jeune les moyens de prendre ses distances par rapport à la norme est un des objectifs proposés au système éducatif, une transformation a eu lieu : c'est la naissance de l'individu.

Parmi les langues écrites, l'écriture alphabétique phonétique inventée par les Grecs a représenté plus qu'un simple progrès technique. Une écriture idéographique comme celle du chinois demande au lecteur de connaître par coeur les caractères du texte qu'il lit. Une écriture alphabétique non vocalisée, comme celles de l'arabe ou de l'hébreu, ne permet pas de lire correctement un mot que l'on ne connaît pas au préalable ; il faut en référer à une autorité qui tranchera les ambiguïtés, dira en vertu de son interprétation du contexte de quel mot il s'agit et délivrera le sens du texte. La fixation, évoquée ci-dessus, de l'interprétation orthodoxe du Coran a consisté pour une part substantielle à déterminer une vocalisation canonique du texte. L'alphabet vocalisé sape l'argument d'autorité en permettant à chacun d'aborder plus facilement des textes nouveaux et de les interpréter librement. La pratique d'une telle écriture favorise l'étude de questions inédites, pour lesquelles il faut inventer des réponses nouvelles, et pour ce faire adopter une démarche qui relève de la pensée spéculative. C'est justement dans ce domaine de la pensée spéculative que l'apport de la civilisation grecque a été prédominant.




© copyright Laurent Bloch 2004
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