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La Société informatique de France célèbre 50 ans d’Internet
Article mis en ligne le 4 novembre 2019
dernière modification le 5 novembre 2019

par Laurent Bloch

Le 29 octobre 1969, depuis l’Université de Californie à Los Angeles, Leonard Kleinrock et Charley Kline envoyèrent à Bill Duvall, au Stanford Research Institute, le premier message de “login” sur le réseau ARPAnet, ancêtre de l’Internet.

Pour rendre hommage à cette première connexion établie entre les deux universités américaines, la Société informatique de France (SIF) organisait une conférence mardi 29 octobre dans les locaux du Cnam, à Paris.

Valérie Schafer, professeure d’histoire européenne contemporaine à l’université du Luxembourg, autrice de nombreux ouvrages et articles sur l’histoire de l’Internet, des réseaux et de l’informatique, inaugurait la séance par un rappel bien utile des origines de l’Internet, puisque les jeunes générations n’ont sans doute guère entendu parler des visionnaires et des constructeurs à qui nous devons le réseau mondial : Vannevar Bush, en quelque sorte l’équivalent d’un ministre de la recherche américain au sortir de la guerre, directeur de thèse de Claude Shannon, il avait imaginé, dans son article As We May Think de 1945, un réseau universel de partages d’information qui allait se réaliser sous la forme du WorldWide Web ; Joseph Licklider, architecte du réseau SAGE (Semi-Automatic Ground Environment), opérationnel dès 1959, du projet MAC d’où est issue une bonne partie de l’informatique contemporaine, et directeur en 1962 de l’IPTO à l’ARPA, directement à l’origine de ce qui allait devenir l’Internet ; sans oublier Paul Baran, Fernando Corbató, Leonard Kleinrock, Robert Taylor, etc. Le lecteur trouvera une récapitulation des dates et des personnages principaux dans un autre article de ce site.

Louis Pouzin a bien sûr sa place dans la liste précédente, ne serait-ce que pour l’invention, révolutionnaire, du datagramme, mais ce soir-là il avait décidé, à son habitude, de prendre le contre-pied des idées convenues, de préconiser l’abandon de TCP/IP, monstre de lourdeur croulant sous le poids des patches et de ses quelques 8 000 RFC, et de plaider pour la conception de protocoles entièrement nouveaux, sous la dénomination Recursive Internetwork Architecture (RINA). Louis Pouzin a également plaidé contre le monopole de l’ICANN sur le DNS et pour les racines alternatives, dont celle dont il s’occupe personnellement, Open-Root. Aucun doute que RINA et l’émancipation par rapport à l’ICANN soient de bonnes idées, la difficulté de leur réalisation, qui demande des interventions sur une myriade de systèmes informatiques de par le monde, imposera sûrement des délais importants. On pourra, à ce sujet, consulter les papiers de John Day, par exemple Patterns in Network Architecture, sur le site http://pouzinsociety.org/.

Gérard Le Lann, qui travaillait pour le projet Cyclades dans l’équipe de Louis Pouzin à l’IRIA (renommé depuis Inria) a passé un an à l’université Stanford en 1973 pour collaborer avec Vinton Cerf à la conception de TCP (qui ne sera séparé en TCP et IP qu’en 1978). Il a mis au point une version déterministe d’Ethernet pour les besoins des industries du transport. Jean-François Abramatic, également à l’IRIA, travaillera sur les interfaces homme-machine, tel le protocole X Window System, avant de co-diriger le World Wide Web Consortium (W3C) avec Tim Berners-Lee. Le W3C a joué et continue à jouer un rôle crucial de normalisation du fonctionnement du Web, grâce à quoi tous les navigateurs peuvent accéder dans de bonnes conditions à tous les serveurs.

À la fin de la conférence, Gilles Dowek, dans le rôle de président de séance, émettait le souhait que les adeptes de la science informatique célèbrent certains anniversaires chaque année, et que cette date du 29 octobre, commémorative du premier message sur ce qui n’était pas encore l’Internet, lui paraissait digne de cette solennité ; il proposait en outre celle du 21 juin, anniversaire de la première exécution d’un programme sur un calculateur à programme enregistré, la machine de Manchester, le premier ordinateur.

Comme Gilles proposait ensuite à l’assistance de relater les anecdotes intéressantes qui pourraient compléter le panorama, je pris la parole pour manifester ma surprise d’apprendre, de la bouche de Jean-François Abramatic, qu’au début de 1994 Alain Bensoussan, alors président de l’Inria, avait fortement engagé l’Inria dans sa participation au W3C, alors qu’un an auparavant j’avais eu une expérience très négative avec lui. J’étais alors vice-président de l’association Fnet, présidée par Humberto Lucas ; Fnet était en train de créer une société, EUnet France, qui serait un des tout premiers fournisseurs français d’accès à l’Internet. Il s’agissait de reprendre une activité de réseau assurée jusque là avec les moyens de l’Inria, et dont celui-ci souhaitait se défaire ; il fallait pour cela racheter à l’Inria les matériels de l’infrastructure réseau, à hauteur de 500 000 F, que nous n’avions pas. Nous avons donc proposé à Alain Bensoussan que l’Inria prenne une participation dans la société en création, à hauteur de 25 ou 30% par exemple, et que son apport en capital soit constitué par les matériels d’infrastructure en question. Outre Humberto, Bensoussan et moi, assistaient à cette réunion du 30 décembre 1992 Annie Renard, Laurent Kott, Vincent Georges, Jean-Yves Babonneau, Richard Ganem et Yves Devillers pour l’Inria. Alain Bensoussan nous répondit avec hauteur que certes l’Inria pouvait envisager de prendre des participations dans des entreprises en création, mais pour des projets sérieux, des choses importantes, pas pour l’Internet.

Cette anecdote désagréable me semble mériter d’être rapportée pour au moins deux raisons. La première est qu’elle illustre un phénomène que j’ai rencontré dans toute ma carrière : un dirigeant peut comprendre l’intérêt d’une application informatique, telle que le Web, sans avoir la moindre idée des infrastructures et des travaux d’ingénierie, moins visibles parce qu’en quelque sorte souterrains, qui sont nécessaires à son fonctionnement ; mais j’espérais quand même mieux du président de l’Inria. Le second motif d’intérêt de cet échange de points de vue est une interrogation : comment se fait-il que pendant si longtemps (et je ne suis pas sûr que cette époque soit révolue) on ait nommé à des postes de dirigeants de l’Inria, institut de recherche en informatique, des spécialistes des équations aux dérivées partielles, peu intéressés par l’informatique, et n’y connaissant finalement pas grand-chose ? Est-ce ainsi que l’on espère se doter un jour d’une « Silicon Valley française » ?

Un détail pour finir : si Alain Bensoussan avait accepté notre modeste proposition, le jour où EUnet France a été revendu à la compagnie américaine Qwest, l’Inria aurait fait une plus-value de quelques 20 000 % (multiplication de la mise par 200). Oui, on ne pouvait pas savoir que l’Internet serait aussi une affaire commerciale rentable.