Curieusement, les économistes que nous entendons le plus souvent sur les ondes, fussent-elles propagées le long des fibres optiques de l’Internet, par exemple Patrick Artus, Thomas Piketty ou Daniel Cohen, nous expliquent savamment bien des choses sur l’économie du passé, ou sur certains aspects techniques de celle du présent, comme la finance ou la monnaie, mais ils me semblent avoir, malgré leur science et leur subtilité, un point aveugle : la troisième révolution industrielle et ses effets.
L’Institut de l’Iconomie est un think tank que je me réjouis de fréquenter, parce que j’y entends des économistes plus au fait des ressorts de cette révolution, notamment les principes de la concurrence monopolistique, tels que Michel Volle, Pierre-Olivier Beffy, ou justement Christian Saint-Étienne, dont je lis le dernier livre, Trump et Xi Jinping - les apprentis sorciers.
Concurrence monopolistique
La troisième révolution industrielle, déclenchée au cours des années 1970 par l’invention du microprocesseur et l’essor du logiciel, instaure un régime aux antipodes de la concurrence « libre et parfaite » chère à la Commission européenne, qui vit encore au rythme de la seconde révolution industrielle, celle qui a instauré le règne de l’électricité industrielle, du moteur à combustion interne et de l’usine géante militarisée qui va avec, au tout début du XXe siècle.
L’économie de l’informatique instaure un régime de rendements croissants : les investissements préalables au lancement d’un nouveau microprocesseur ou d’un nouveau système d’exploitation se comptent en milliers d’ingénieurs pendant des années, une unité de production de semi-conducteurs coûte plus de dix milliards d’euros, et ce avant d’avoir vendu un seul exemplaire du produit, dont le coût marginal est à peu près nul.
Sous ce régime, pour chaque segment de marché nouveau, dès qu’une entreprise prend de l’avance sur ses concurrents, elle les élimine, parce qu’elle est infiniment plus profitable. C’est pourquoi il y a un seul Microsoft, un seul Google, un seul Oracle, un seul Intel, etc. Qui se souvient de WordPerfect, d’AltaVista, de Sybase, de Motorola, leurs concurrents naguère flamboyants ? La seule façon d’émerger dans ce monde est d’ouvrir un nouveau segment, comme Google qui supplante Windows avec Android, ou d’emprunter un modèle économique différent, comme le logiciel libre pour Linux.
Si le lecteur a des doutes sur l’ampleur du phénomène, qu’il sache qu’il y a beau temps que le chiffre d’affaires de l’informatique mondiale a dépassé celui de l’industrie automobile, par exemple : 3 500 milliards de dollars contre 2 500 milliards (ce dernier chiffre étant proche du PIB de la France).
Christian Saint-Étienne observe avec justesse que les pronostics de Marx, baisse tendancielle du taux de profit, baisse continue du pouvoir d’achat des travailleurs, et nécessité de la collectivisation des moyens de production et d’échange pour éviter l’effondrement général, s’ils se sont révélés erronés pour la seconde révolution industrielle, le sont encore plus pour la troisième : « la Nouvelle Révolution industrielle est caractérisée par des rendements croissants, ce qui n’est d’ailleurs pas sans problème, car les rendements croissants favorisent le développement des oligopoles. De plus, le pouvoir d’achat des salaires a massivement augmenté dans les pays développés au cours du XXe siècle et le capitalisme a sorti deux milliards d’êtres humains de la misère depuis trois décennies, selon les données de la Banque mondiale. »
Un autre problème est le fossé qui se creuse entre d’une part les entreprises créées selon le nouveau mode de production, qui ont une productivité et une rentabilité extraordinaires, et celles qui sont engluées dans l’ancien modèle, qui n’ont que peu de chances d’en sortir, et qui de ce fait végètent. Ce pourquoi les économistes célèbres que nous évoquions au début de cet article croient unanimement observer une stagnation de la productivité, parce qu’ils font la moyenne entre deux populations, celle des entreprises en plein essor (pour lesquelles de surcroît on ne dispose pas de données rétrospectives pour la simple raison que dans le passé elles n’existaient pas), et celle des entreprises vouées à stagner ou à disparaître. Auchan et Carrefour ne pourront rien contre Amazon.
Christian Saint-Étienne a une observation particulièrement cruelle pour la mémoire de Marx : « Mais le plus fascinant est que c’est aujourd’hui en Chine que la pensée marxiste se révèle la plus fausse ! Non seulement la productivité du travail continue de croître de plus de 4 % par an au cours des années 2010, mais la productivité globale des facteurs de production progresse dans le même temps de plus de 3 % par an. Le salaire réel par tête a été multiplié par six au cours des vingt dernières années. Enfin, le poids des entreprises publiques dans la production décroît continûment et se situe aujourd’hui à 22 %. Le cœur marxiste de la pensée de Xi est en déroute théorique et pratique. »
Trump et Xi jouent contre leur camp
Si je me suis éloigné du propos du livre, c’est parce que vous allez sûrement le lire, mais j’y reviens néanmoins.
Trump détruit un système mondial contrôlé par les États-Unis
Christian Saint-Étienne dresse un tableau synthétique des institutions économiques et monétaires mondiales et de leur évolution depuis un siècle (parfait pour les étudiants en mal de révisions), et il montre que cette évolution, patiemment influencée par les dirigeants américains au fur et à mesure que leur pays instaurait dans le monde une domination de plus en plus hégémonique, avait abouti à un système entièrement dirigé par eux. Que ce soient les institutions de Bretton Woods (FMI et Banque mondiale), l’ONU, l’OTAN, toutes fonctionnent pour le plus grand profit des Américains. Bien sûr, comme il s’agit d’un ordre mondial, il est maintenu à l’équilibre par un système d’alliances qui ne désavantage pas trop les alliés, selon leur propre puissance : les principaux pays européens, le Japon, l’Australie et la Nouvelle Zélande y ont trouvé leur compte, ne serait-ce que par le plan Marshall qui a évité une catastrophe probable.
Mais n’aurais-je pas dû écrire le paragraphe précédent au passé ? Christian Saint-Étienne montre que Trump n’a de cesse de détruire cet édifice délicat que ses prédécesseurs ont mis 70 ans à construire et à consolider, simplement pour pouvoir jouer les gros bras devant les red necks du Midwest et les mineurs au chômage de Virginie Occidentale, dont d’ailleurs il ne résoudra pas les problèmes, bien au contraire. Trump prétend restaurer l’industrie de la seconde révolution industrielle, par le pétrole, l’acier, le charbon et l’aluminium, mais il inquiète les vrais leaders de l’économie américaine, au premier rang desquels l’industrie informatique, qui croît au rythme de 7,7% par an. En taxant les intrants en provenance du Mexique ou du Canada, il suscite une période de croissance à court terme, mais il pénalise ses coûts de production, tout en mortifiant des alliés fidèles qui sauront se souvenir de la leçon. En torpillant tous les accords commerciaux multilatéraux (ALENA, TPP, TAFTA), il incite les autres pays à chercher des solutions de rechange dans son dos. Sous-estimer le Vietnam, la Corée du Sud ou le couple Malaisie-Singapour est une erreur, sans parler du Japon.
Xi sabote son propre système de pouvoir
Curieusement, la Chine semble suivre une voie parallèle. Christian Saint-Étienne nous explique comment la Chine évolue depuis la prise de pouvoir par le parti communiste, comment elle a frôlé la catastrophe pendant la révolution culturelle, et comment Deng Xiaoping a su, avec une habileté extraordinaire, redresser la situation, en neutralisant les conservateurs sans même qu’ils s’en aperçoivent, en créant les conditions d’une reconstruction économique et d’une ouverture politique sans heurts, et surtout en préparant l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce en 2001 sans même que les Américains se doutent de ce qui sera sans doute, selon Christian Saint-Étienne, leur principale erreur de la période, qui a ouvert à la Chine, sans contrepartie, les portes du marché mondial.
Or, là aussi, comme sur l’autre rive du Pacifique, Xi est en train de détruire les acquis du patient travail de Deng et de ses lieutenants. Il a entièrement restauré l’ordre totalitaire communiste, qui lui confère un pouvoir absolu, avec au revers de la médaille le fait qu’il n’a aucun droit à l’erreur, et que dans l’ombre les rivaux, privés de moyens de contestation ouverts, peuvent aiguiser les poignards des prochaines ides de mars. « Deng avait compris que la Chine, même faible, fait peur par son poids naturel – il suffit de voir les réactions japonaise, indienne ou vietnamienne à chaque initiative chinoise pour le mesurer. Il conseillait toujours la prudence, qui est l’art de peser le pour et le contre et d’anticiper les risques, aux dirigeants chinois afin que les voisins de la Chine ne se liguent pas contre elle. Or, non seulement Xi a renoncé à la prudence dans sa conduite du pouvoir, mais il affirme que la Chine doit être la puissance dominante dans tous les domaines avant 2049, date du centième anniversaire de la prise du pouvoir par le Parti communiste chinois. Dans ce contexte, Xi doit montrer des résultats tangibles de sa politique avant 2023, terme de son mandat actuel, s’il veut éviter une rébellion au sein du PCC. » Et ses voisins, inquiets du nouveau militarisme chinois et de ses menées agressives, notamment en Mer de Chine méridionale, qui voit passer « un cinquième du trafic maritime mondial », peuvent être tentés de surmonter leurs dissensions pour serrer les coudes.
Risque de guerre ? Et l’Europe dans tout cela ?
À l’issue de ces observations, Christian Saint-Étienne montre que si la rivalité sino-américaine pour l’hégémonie mondiale est en elle-même conflictuelle, rien n’oblige à ce que ce conflit éclate, si ce ne sont les politiques aventureuses de Xi et de Trump : « Trump casse les outils qui permettraient aux États-Unis de triompher par leurs alliances tandis que Xi est pris dans une fuite en avant irrépressible. [...] Les deux puissances s’arment rapidement. Leurs leaders ont la folie des grandeurs. Les deux pays sont sur des trajectoires qui les conduisent à une collision. »
Le livre aborde également la situation, éminemment complexe, dans le Golfe Persique : la Chine est un client considérable du pétrole qui franchit le détroit d’Ormuz, qu’il vienne d’Iran, d’Irak, d’Arabie ou des Émirats. Ses relations avec l’Iran sont anciennes et solides. « Le principal effet de la politique américaine en Iran est de renforcer les intérêts chinois dans ce pays ! »
Et pendant ce temps, alors que l’Europe unie serait la première puissance mondiale, les pays qui la constituent, et qui, chacun pris à part, sont des nains, continuent à se battre entre eux selon « une doctrine de la concurrence écrite pour l’essentiel en 1957, il y a plus de soixante ans. » Concurrence par la fiscalité, le droit du travail, et, pour la zone Euro, au sein d’un espace monétaire unifié sans politique économique, ce qui ne peut conduire qu’à l’enrichissement des plus riches et à l’appauvrissement des plus pauvres.
Autre facteur d’inquiétude, l’économie allemande, qui fait figure de champion européen, repose pour l’essentiel sur le modèle de la seconde révolution industrielle. Une Europe unie pourrait développer son potentiel iconomique (informatique, logiciel, semi-conducteurs...), mais rien de concerté dans ce domaine, pas plus que dans l’industrie spatiale, où Chinois et Américains mettent des bouchées doubles, avec clairement l’objectif de tuer Ariane Group, dans l’indifférence la plus totale des Européens.
Il y a bien d’autres choses passionnantes dans ce livre, que je ne saurais trop vous conseiller de lire en entier. Christian Saint-Étienne est un des rares économistes qui tire vraiment les conséquences de la troisième révolution industrielle, celle de l’Iconomie.