Les méthodes de travail « en mode projet » imposées au monde entier par les grands cabinets de consultants anglo-saxons n’en finissent pas de répandre la conformité dans l’univers professionnel. Vous pouvez sur ce site consulter en accès libre un livre où j’ai essayé de montrer pourquoi ces méthodes répondaient aux intérêts des consultants plutôt qu’à ceux de leurs clients (et d’autres choses encore...).
Il y a une quinzaine d’années cet univers du management était coulé dans le moule Excel : toute situation, tout processus devait être représenté par un tableau Excel, à tel point qu’il était permis de se demander pourquoi Aristote, Galilée, Descartes, Leibniz, Newton, Einstein, Heisenberg et quelques autres avaient bien pu dépenser inutilement tant d’énergie à imaginer des systèmes si compliqués, alors que s’ils avaient connu Excel tout aurait été bien plus facile et surtout bien plus pertinent.
Au moins Excel est-il un système à deux dimensions ; même plus que deux, en fait, mais cela supposerait alors de savoir vraiment se servir du logiciel, ce qui est rarement le cas du chef de projet standard. C’était encore bien trop compliqué. De nos jours l’unique compétence nécessaire au manager, ce pitoyable paladin du XXIe siècle, c’est Powerpoint, un système unidimensionnel, tout à la fois son glaive et son écu. Impossible de se dérober : venir à une réunion sans son powerpoint (c’est devenu un nom commun pour lequel je préférerais « pauvre point ») équivaut à un suicide professionnel. Je suis personnellement obligé de m’y plier, même si je tente de préserver ce qui me reste d’individualité en utilisant plutôt la classe Beamer de LaTeX. Et encore je peux me le permettre parce que je suis proche de la retraite, et que je n’ai de ce fait guère besoin de préparer mon avenir professionnel.
Dois-je décrire Powerpoint ? Chacun de mes lecteurs, je le crains, a déjà assisté à la projection d’une série de diapositives au format paysage, chacune constituée d’un titre en gros caractères qui surmonte une liste à puces de quatre ou cinq phrases nominales, sans verbe donc, qui produisent l’effet recherché d’une affirmation dépourvue d’énonciateur, c’est-à-dire en fait d’une vérité d’évidence. C’est par ce procédé d’une simplicité admirable qu’opère la négation de toute pensée, force de Powerpoint. Une suite d’injonctions qu’il est impossible de critiquer, encore moins de réfuter.
En feuilletant chez mon libraire le livre de Franck Frommer, je craignais un fast book comme il y en a tant sur ce genre de sujet : pas du tout, c’est une étude bien documentée, qui retrace l’historique des présentations graphiques depuis l’invention des transparents par 3M dans les années 1950 et leur usage par de grands cabinets, en les replaçant dans leur contexte social et sémiotique avec référence aux recherches du sociologue Norbert Alter, à celles des philosophes Dan Sperber et Deirdre Wilson (La Pertinence : communication et cognition, Paris 1989) et au traité fondamental de Jacques Bertin Sémiologie graphique (Paris 1973). J’y ai appris avec tristesse que l’inventeur de ce logiciel calamiteux (dont la première version est sortie en 1987, pour le Macintosh), par la faute duquel les salles de réunion sont désormais systématiquement plongées dans l’obscurité, ce qui permet aux hôtels de rentabiliser leurs sous-sols en les aménageant pour colloques et symposiums, était un homme par ailleurs hautement estimable, Whitfield Diffie, un des inventeurs du système de chiffrement asymétrique Diffie-Hellman.
Le livre de Frommer situe Powerpoint dans le champ de la pensée par modèles, et j’ai jubilé en y voyant démonter les schémas simplistes que la pensée managériale veut nous imposer : la roue de Deming « PDCA » (Plan-Do-Check-Act), la matrice BCG (comme Boston Consulting Group), la matrice de Porter, et autres dispositifs rhétoriques éculés. Tous ces systèmes, fédérés par Powerpoint, ont pour fonction d’inhiber le sens critique et la réflexion au profit d’un pouvoir d’injonction qui émanerait de nulle part, immanent en quelque sorte, en usurpant les formes de la pensée scientifique et de la connaissance objective.
Ce conformisme de pensée va de pair avec le conformisme du costume et du comportement, costume anthracite un peu étriqué, auquel il faut s’habituer dès les années d’études : dans les couloirs de l’université qui m’emploie je vois des étudiants dont on penserait qu’ils sont inscrits à un Master de management des services funéraires.