Le numéro de juillet 2011 de la revue Esprit présente un dossier intitulé État et internet [1] : des voisinages instables, constitué d’articles de Pierre-Jean Benghozi (Le deuxième choc de l’économie de la culture), Françoise Benhamou (L’État et l’internet. Un cousinage à géométrie variable), Magali Bessone (Culte de l’internet et transparence : l’héritage de la philosophie américaine), Marc-Olivier Padis (Enjeux techniques, modèles économiques, choix politiques), Dominique Piotet (Comment les réseaux sociaux changent notre vie) et Jean-Baptiste Soufron (Les acrobates de l’innovation).
Ces quatre-vingt pages abordent essentiellement les questions liées aux usages de l’Internet, en apportant à ce propos des idées et des informations précieuses et intéressantes, sans beaucoup se préoccuper la plupart du temps de l’organisation ni des mécanismes sous-jacents à ces usages, ce qui prive certains articles de l’accès à une compréhension plus profonde. Il se trouve en effet que l’Internet est une institution de fait dont le caractère profondément novateur se répercute sur les usages, ainsi que l’ont montré, pour prendre un exemple spectaculaire, les révolutions tunisienne et égyptienne, et qu’il est dommage de se priver d’en comprendre les ressorts.
Ainsi, le combat qui s’est livré pendant des mois en Tunisie, avec dans un premier temps des actions des services de sécurité pour piéger les démocrates en volant leurs identités et leurs mots de passe, puis la réaction de ces derniers qui ont utilisé des procédés de camouflage pour déjouer ces stratagèmes, ensuite la tentative de blocage de l’Internet tunisien par les autorités, et son échec, parce qu’aujourd’hui aucun pays ne peut se passer longtemps de ses accès au réseau, tout cela n’est compréhensible qu’avec une compréhension assez large des processus à l’œuvre, qui manque ici.
L’article de Jean-Baptiste Soufron, Les acrobates de l’innovation, est un des plus intéressants du dossier, justement parce qu’il entreprend de remonter aux sources de cette innovation, que nous pourrions rattacher à ce que Clarisse Herrenschmidt appelle « l’écriture informatique-réticulaire », combinaison du traitement informatique des données et de l’ubiquité que leur confère le réseau.
Il décrit les composantes culturelles, sociales et politiques de la révolution informatique-réticulaire, telles qu’observées dans le milieu des geeks américains, ces héritiers des hackers des années 1970 et 1980 qui ont lancé Unix, l’Internet, le logiciel libre, LaTeX et tant d’autres choses. Il montre comment leur créativité est stimulée par un mélange d’esprit libertaire et de tradition ecclésiale, dans une ambiance où la hiérarchie sociale et le cadre institutionnel pèsent peu, et où la liberté de se déplacer (au propre et au figuré) et d’entreprendre est grande. Il n’omet d’ailleurs pas de signaler que cette idéologie libertaire, en prônant l’abolition de tous les freins au déploiement des technologies, risque « d’aboutir à la mise en place de nouveaux monopoles industriels, ainsi que d’un régime saturé de contraintes sociotechniques n’offrant pas nécessairement plus de libertés que son prédécesseur » (p. 136), et à la mise à mal de certaines libertés fondamentales, que l’on songe aux propos des dirigeants de Google et de Facebook, Eric Schmidt et Mark Zuckerberg, sur la notion de vie privée, qui serait « terminée » (p. 91) !
On mesure en le lisant ce qui sépare de ce monde la France, ses grandes écoles au classement méticuleux, ses rangs de sortie de l’ENA, ses diplômes nationaux dont une administration pléthorique contrôle par le menu que chaque étudiant a bien reçu, de Corte à Dunkerque, le bon nombre d’heures de mathématiques sans lequel il ne sera pas autorisé à faire de l’informatique. Notre système universitaire n’est pas fait pour apprendre aux étudiants à faire ce qu’ils ont envie de faire, mais pour les en empêcher. Bref, on comprend pourquoi nous sommes non seulement en retard, mais de plus en plus en retard.
Mais on comprend aussi pourquoi, malgré toutes ses faiblesses qui sont aujourd’hui plus que jamais exposées au grand jour, l’Amérique garde le flambeau de l’innovation, et que les sociétés plus rigides du Japon ou de la Chine ne sont pas en mesure de le lui disputer.
La contribution de Magali Bessone, (Culte de l’internet et transparence : l’héritage de la philosophie américaine), creuse la même veine en rattachant l’esprit geek au transcendantalisme de Thoreau, Whitman et Emerson et à la Beat Generation, avec leur composante de résistance civile que l’on retrouve dans le mouvement du logiciel libre, de la lutte contre les brevets logiciels et contre la surveillance des échanges de données. L’auteur est manifestement plus au courant de la tradition philosophique et littéraire américaine que des choses de l’Internet, mais justement elle livre un regard neuf et exempt de la plupart des clichés en vigueur, et le geek qui la lira aura ainsi l’occasion d’apprendre.
L’article de Françoise Benhamou, (L’État et l’internet. Un cousinage à géométrie variable), donne un tableau synthétique bien documenté de questions légales, réglementaires et sociales posées par certains usages de l’Internet : droit d’auteur, commerce électronique, identité réticulaire, neutralité du réseau, protection des données personnelles... Elle cite une interview intéressante de Roger Chartier, titulaire de la chaire « Écrit et cultures dans l’Europe moderne » du Collège de France, qui remet en question la notion même de droit d’auteur, en la replaçant dans une perspective historique. Sur la question de l’identification et de la confidentialité, elle décrit (p. 105) la National Strategy for Trusted Identities in Cyberespace du gouvernement américain, qui vise (entre autres) « la restauration de la confiance pour les paiements en ligne, par la création d’une sorte d’identité pour l’internet permettant d’équiper les individus d’un logiciel générant un mot de passe électronique et de visiter les sites pour chaque transaction tout en conservant son anonymat ». Plus bas elle évoque le projet de loi américain Social Network Privacy Act, qui donnerait notamment aux parents un droit de regard sur ce que leurs enfants racontent sur Facebook : ces questions sont cruciales, elles sont aussi abordées dans l’article de Dominique Piotet, un exposé plus complet sur les questions d’identité, d’anonymat et de confiance dans le Cyberespace ne serait pas du luxe.
Sous le titre État et internet... on serait en droit d’attendre que soient abordées les questions politiques, économiques et stratégiques soulevées par le sujet. À ne les y point trouver, on pourrait donc penser qu’elles ne se posent pas, qu’il s’agirait avec l’Internet d’une innovation technique du même ordre que le cédérom ou la cassette VHS, par exemple. Or l’Internet, justement, et de façon plus générale l’informatisation de pratiquement toutes les activités humaines, constituent une révolution dans les domaines économique, politique, culturel et stratégique, au même titre que les deux premières révolutions industrielles qui l’ont précédée. Ce qui ne retire rien de son intérêt à une réflexion sur certaines questions culturelles qui en forment une composante...
Je dois avouer un préjugé défavorable à l’encontre des publications qui, pour désigner l’Internet, écrivent internet : la majuscule précédée d’un l apostrophe à laquelle je suis attaché, loin d’être la marque d’une révérence, voire d’un culte de l’Internet, comme pourrait le suggérer, à la suite de Philippe Breton, l’article de Magali Bessone (par ailleurs un des plus intéressants de ce dossier), est utile pour distinguer la notion d’internet, une interconnexion de réseaux en général, de cet internet particulier qu’est le réseau mondial auquel nous pensons, l’Internet, qui est une institution unique, comme l’Assemblée nationale et l’Église catholique. Et le dossier d’Esprit ne sera pas pour me faire renoncer à ce préjugé.