Idéal éditorial contemporain
Il n’échappe à personne, j’imagine, que la typographie a de fortes résonances morales : dès l’ouverture d’un livre, sans en avoir lu une ligne, ne savons-nous pas en quelle estime l’éditeur tient le lecteur ? ne distingue-t-on pas facilement l’austère traité de philosophie de la littérature d’assouvissement, et au sein de cette dernière celle qui veut flatter un public pourvu de prétentions culturelles ? J’avoue nourrir ma science en ce domaine, non seulement en feuilletant les livres aux éventaires des libraires, mais aussi en regardant par-dessus l’épaule de mes voisines dans le métro (seules les femmes lisent autre-chose que l’Équipe, le matin dans le métro).
Jean-François Bizot, dont la revue Actuel a déniaisé pas mal de gens de ma génération et n’a pas peu contribué à l’érosion des idéologies autoritaires de gauche, expliquait que les articles en étaient composés en caractères de petit corps sans empattements afin de les rendre illisibles aux quadragénaires et autres vieillards par qui il ne voulait pas être lu. À l’inverse les livres destinés aux vieux se remarquent à leur composition aérée, et la réédition du Littré par le Figaro, entreprise louable s’il en fut, dénote par ce trait qu’elle espère peu de jeunes lecteurs, hélas.
L’idéal éditorial contemporain, m’a-t-on expliqué, est un livre qui ressemble aussi peu que possible à un livre, mais plutôt, autant que faire se peut, à une bande dessinée, et il faudrait surtout que la peine de le lire soit épargnée au lecteur. L’idée d’imposer au client de longues heures fastidieuses à suivre les vaticinations d’un auteur bavard, de la première à la dernière page, semble totalement burlesque aux départements marketing des éditeurs d’aujourd’hui.
Faciliter la « navigation » dans le texte recourt à des moyens typographiques, évidemment. Afin que le lecteur trouve facilement ce qu’il cherche, notamment les passages scabreux supposés répondre à ses appétits, et pour lui éviter la lecture de lignes inutiles, le texte sera découpé en paragraphes courts, séparés par de généreux espaces verticaux.
Typographie et sémantique
Lorsque je travaillais à l’Ined j’ai eu comme collègue Emmanuel Todd, qui m’expliqua un jour que la méthode utilisée pour signaler les paragraphes n’était pas sémantiquement neutre. Les séparer par des espaces verticaux présente le texte comme une juxtaposition d’idées indépendantes, peu liées les unes aux autres par un enchaînement logique, à l’inverse des paragraphes non séparés par des lignes blanches et signalés par un retrait de la première ligne, qui favorisent la lecture continue et l’enchaînement des idées consécutives. Dans un esprit quelque peu polémique, il attribuait la première méthode aux façons de pensée anglo-saxonnes, marquées de philosophie empiriste, qu’il connaissait par ses études à Cambridge, et la seconde aux modes d’exposition propres à l’enseignement français, nourri d’esprit logique hérité de Descartes, de Port-Royal et des Lumières (toutes ces catégories renvoient à l’époque reculée de nos études, et sont aujourd’hui largement périmées, est-il besoin de préciser).
Typographie et domaine linguistique
Chaque domaine linguistique a ses habitudes typographiques, qui sont devenues des règles dont la violation impose au lecteur une gêne qu’il convient d’éviter. Ces règles ont leur raison d’être, ai-je appris il y a vingt ans de la bouche d’un grand dessinateur de caractères, Ladislas Mandel. Ainsi, l’allemand donne une initiale capitale à chaque substantif, pratique d’ailleurs contestée par des typo-anarchistes, ce qui donne lieu à une abondance de capitales, qui de ce fait ne doivent pas être trop hautes, sous peine de transformer la page en une forêt de hampes. À l’inverse le français est parcimonieux en capitales, mais si les polices dessinées pour cette langue, Garamond ou Grandjean, ont des capitales à hampes majestueuses, c’est aussi parce qu’elles ont été conçues à la gloire du Roi. L’anglais occupe, sous ce rapport des capitales, une place intermédiaire entre l’allemand et le français.
Mandel nous racontait qu’il avait un jour dessiné une police pour l’annuaire du téléphone italien : voilà effectivement un exercice typographique exigeant ! Quelque temps plus tard, les PTT portugais s’adressaient à lui pour leur annuaire : ils pensaient pouvoir utiliser la police italienne, mais les premiers essais donnèrent un mauvais résultat, il fallut une nouvelle police adaptée à la langue portugaise.
Les manuels de typographie donnent un résumé des différences parfois subtiles entre les règles qui s’appliquent à telle ou telle langue, dans tel ou tel pays. L’excellent Guide du typographe romand nous apprend que si les guillemets diffèrent entre l’allemand et le français, ils sont pour ces deux langues traités en Suisse différemment de ce qui se fait en Allemagne ou en France. Les usages pour les guillemets diffèrent beaucoup d’une langue à l’autre, il en va de même pour les espaces qui précèdent ou qui suivent les signes de ponctuation, pour les symboles qui désignent chaque élément d’une liste, etc. La typographie des formules mathématiques est un domaine à part entière, très complexe, mais heureusement unifié à l’échelle mondiale, ainsi que la typographie musicale, adaptée au logiciel LaTeX par Daniel Taupin, mort en montagne il y a quelques années. Puisqu’aujourd’hui il compose le plus souvent lui-même son texte, tout auteur devrait avoir en permanence sous la main un manuel de règles typographiques. En France celui de l’Imprimerie nationale est concis et facile à trouver, il donne en outre quelques principes de base pour la langue anglaise, indispensable aujourd’hui. Il y a aussi des manuels en ligne, tels les Petites leçons de typographie de Jacques André, qui a aussi mis en ligne une Bibliographie sur la typographie.
Un métier disparu : correcteur
Pour mon premier livre ma copie a été corrigée par un membre d’une profession éteinte, une correctrice d’imprimerie, Madame Tcherkassov des Éditions Technip, à la retraite aujourd’hui et non remplacée. Avant de la rencontrer, j’avais la faiblesse de croire connaître à peu près l’orthographe, la morphologie et la syntaxe de la langue française, et même quelques rudiments de règles typographiques. Je fus rapidement détrompé, et mes épreuves me revenaient couvertes de rouge.
Les corrections qu’elles me demandaient étaient d’une grande précision typographique et micro-typographique. Finalement elle m’a laissé passer quelques erreurs : « J’ai pitié » m’a-t-elle dit. Ces erreurs sont sans doute indétectables par un profane, il faut pour les voir presque toujours un compte-fils. N’empêche.
Madame Tcherkassov elle-même n’a, je le crains, rien laissé d’écrit, mais il existe une riche littérature consacrée à la typographie, et notamment dans le monde TeX/LaTeX. Les publications de l’association GUTenberg sont un bon point de départ, et aussi les « Règles typographiques » de l’Imprimerie nationale, ou, mieux mais plus difficile à se procurer, le « Guide du typographe romand », recommandé par Michel Goossens.
Composition informatique de textes
Puisqu’aujourd’hui la composition typographique est effectuée sur ordinateur, les logiciels et la façon de les utiliser doivent tenir compte des règles évoquées ci-dessus, et de leurs variations selon les langues et les pays. Les gens qui prennent ces questions au sérieux utilisent généralement le système LaTeX pour composer leurs documents, mais je dois reconnaître que les logiciels commerciaux, même typographiquement moins recommandables, offrent eux aussi tous les dispositifs nécessaires au traitement correct des particularités linguistiques en ce domaine. Le tout est de s’en servir à bon escient.
J’ai écrit et composé cinq livres avec LaTeX et un avec LibreOffice, ce qui m’a permis de comparer les résultats, et de mieux comprendre la différence. L’art du typographe, instancié pour une part dans un logiciel tel que LaTeX, consiste à construire des pages, qui doivent obéir à des règles harmonieuses. On en trouvera l’explication, par exemple, dans le livre de Ruari McLean Jan Tschichold : typographer. Là où LaTeX construit des pages pour composer un article ou un livre, LibreOffice aligne des lignes les unes derrière les autres. Un livre composé avec LaTeX a une architecture, réussie ou ratée, c’est selon, mais si l’on ne cherche pas à s’éloigner des règles classiques en général le résultat est bon. Mon livre écrit avec LibreOffice est lisible, mais il ne ressemble à rien, c’est dommage.
Il est possible d’utiliser LaTeX pour des langues aussi différentes que l’amharique, le tamoul ou l’égyptien antique, mais les particularités typographiques dont il est question ici concernent plutôt les langues écrites avec l’alphabet latin, ou peut-être aussi le grec et le cyrillique, parce que les autres types de graphie posent des problèmes assez différents dont j’ignore à peu près tout.
L’extension de LaTeX qui permet de respecter les règles typographiques de la plupart des langues à alphabet latin s’appelle babel, c’est un travail remarquable. Un autre auteur, Bernard Gaulle, avait écrit une extension destinée plus particulièrement à la langue française, french, avec un traitement plus complet des guillemets (imbriqués, notamment), des lettrines et des abréviations, et un modèle très bien fait pour la classe letter, qui comme son nom l’indique sert à composer des lettres, avec le placement correct des adresses de l’expéditeur et du destinataire ainsi que des mentions d’objet et de pièces jointes, je l’utilise pour écrire à mon inspecteur des impôts. french fournit également tout ce qu’il faut pour composer en français la table des matières, l’index et la bibliographie, et ceux qui ont essayé savent que c’est le plus compliqué.
Si babel donne un résultat correct pour un texte simple, la composition d’un livre un peu compliqué destiné à un véritable éditeur exige french.
Exclusion stalinienne dans le monde du Libre
Dire cela me tient d’autant plus à coeur que l’auteur de french, Bernard Gaulle, a été montré du doigt (c’est un euphémisme) et son logiciel exclu des dépôts officiels parce qu’il voulait garder la licence qui lui plaisait, et dont il était après tout le seul juge. Le sort qu’il a connu n’est pas sans rappeler, et je pèse mes mots, celui des dissidents dans le parti communiste français.
En écrivant cela dans le forum Usenet fr.comp.text.tex, je me suis attiré la réponse suivante : « Les dépôts en question (et les paquets des distributeurs) sont tout autant les seuls juges de ce qu’ils souhaitent inclure. » Certes. Mais il est permis d’avoir une opinion sur une divergence de vue entre ces parties. J’écris donc ici que les dépôts et les distributeurs avaient en l’occurrence fait preuve de sectarisme, et avaient tort. Le travail de Gaulle était de tout premier ordre ; sa contribution à la diffusion de LaTeX en France aussi, le sort réservé à french injuste.
Sur le même forum, Jean-Côme Charpentier a apporté les précisions suivantes : « Je ne sais pas qui tu entends par “distributeurs” mais si c’est les mainteneurs des CTAN, je ne sais pas si on peut vraiment parler de sectarisme. Leur position au niveau des licences était sans doute stricte et, en particulier, ne collait pas avec ce que voulait Bernard. J’ai surtout eu l’impression d’une mésentente. Le problème était qu’il aurait fallu créer un répertoire particulier pour french, Bernard n’acceptait pas la qualification de non free (je pense qu’il avait raison) et les mainteneurs de CTAN ne souhaitait pas compliquer l’organisation des répertoires uniquement pour Bernard (je pense qu’ils avaient raison).
Pour les distributeurs (de distributions texmf sur disquettes->CD->Dvd), le problème est qu’ils ne prennent pas dans le répertoire non free pour justement ne pas s’embêter avec ces histoires de licences. En procédant de la sorte, ils sont sûrs de ne pas avoir d’embêtements... enfin, je suppose ! »
Bref, ce souci de « ne pas s’embêter » a abouti à la marginalisation d’un logiciel d’une qualité exceptionnelle pour la composition de textes en français.
Bernard Gaulle est mort le le 2 août 2007, une semaine après avoir livré la dernière version de son logiciel. Il est à craindre que french ne lui survive pas longtemps, ce qui serait une perte considérable.