La Chine désinvestit les technologies de pointe
Dans son livre Bienvenue en économie de guerre ! (éd. Novice) David Baverez formule sur la politique et sur l’économie chinoise un jugement original, fort, et que je crois pertinent : l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping marque une réaction contre l’informatisation de l’économie (ce que l’Institut de l’Iconomie a baptisé iconomie) et contre le risque de voir s’établir un régime de concurrence monopolistique. Ce livre est foisonnant d’idées, je ne puis que vous en conseiller la lecture.
La principale mesure prise par Xi Jinping lors du XXe congrès du PCC en 2022 a été de ramener toute politique d’investissement sous le contrôle du Parti et de l’État. Le processus d’expansion et de libéralisation initié par Deng Xiaoping et poursuivi par ses successeurs a été arrêté. En effet le développement d’investisseurs indépendants grâce au partenariat public-privé était en train d’engendrer une économie monopolistique, qui aurait pu conduire à la création d’entreprises géantes et puissantes, qui auraient remis en cause le pouvoir du Parti.
La Chine choisit le déclin pour maintenir ses dirigeants actuels au pouvoir (remarquons que cet itinéraire est aussi celui de l’Europe, pour d’autres raisons : révolutions technologiques ratées pour l’essentiel). Xi mise sur l’économie du premier XXe siècle, automobile, immobilier, batteries, etc., ce qui bien sûr échoue : « Quand vous avez beaucoup de dettes, une crise immobilière et une population qui décline, la déflation, c’est le cancer. Cela induit que les prix vont baisser et donc qu’il faut attendre pour acheter. C’est la raison pour laquelle la croissance de l’économie chinoise ralentit comparée à 2022. » Le « rééquilibrage par la demande intérieure », annoncé à cors et à cris, n’a pas lieu : « La Chine a, au cours des quarante dernières années, délivré une croissance remarquable, lui permettant en un laps de temps record de sortir une large partie de sa population de la pauvreté et d’atteindre la barre des 10 000 dollars de PNB par habitant. Ce seuil déclenche, selon les macroéconomistes, “le piège du revenu intermédiaire” : le dépasser implique de réorienter une économie de son approche principalement manufacturière vers les secteurs des services, à plus forte valeur ajoutée. » Le choix de Xi est d’éviter cette réorientation, quitte à laisser la majorité de la population dans une relative pauvreté.
De façon analogue, Zaki Laïdi avait publié dans le numéro des Échos du 11 juillet 2008 un article où il expliquait pourquoi les régimes rentiers ne pouvaient pas (en fait ne voulaient pas) développer leurs pays : « les régimes rentiers ont de l’argent, mais ils veillent à ce que cet argent reste sous leur contrôle et ne génère aucune création de richesse locale autonome qui pourrait leur échapper. » En effet, la naissance d’une économie locale créatrice de richesses comporterait l’existence d’entrepreneurs et de salariés auxquels les revenus de leur travail confèreraient une autonomie sociale... indésirable. Idem pour Xi, qui a coupé les ailes de toutes les entreprises actives dans les technologies de pointe. Jack Ma, le créateur inspiré d’Ali Baba, disparaît pendant trois mois en 2020 et réapparaît dans le rôle d’enseignant.
Repli sur les industries du passé
David Baverez (frère de Nicolas), investisseur, essayiste et chroniqueur pour L’Opinion, réside à Hong-Kong, d’où il est un observateur attentif de la situation en Chine continentale. Il met l’accent sur l’étape charnière de la crise de la Covid : « soudainement, tout service physique devait se muer en jumeau digital, conduisant à l’essor de nouveaux acteurs à la croissance exponentielle. Ant Financial Services, Didi, Meituan, Ping An Healthcare ou encore Youdao étaient autant de novateurs révolutionnant des services aussi essentiels que la finance, la santé, les transports ou l’éducation. Leurs structures de coûts ne représentaient que le dixième de celles de leurs pairs occidentaux. » Ce sont eux que craint Xi : à la mi-2021, il « interdit en un week-end les services digitaux d’éducation privée en ligne, qui formaient pourtant 100 millions d’enfants à la pratique du chinois, de l’anglais et des mathématiques. Pour un coût de seulement 1 000 dollars par an et par élève, la Chine s’armait pour rivaliser avec les États-Unis en termes de formation, mais surtout pour proposer à l’ensemble des pays émergents un système d’éducation enfin adapté à leurs moyens. Soucieux du contrôle politique du pays, Xi Jinping préféra prolonger le schéma ancestral du mandarinat, n’offrant un accès privilégié à l’éducation qu’aux 5 % de la population chargés de diriger les autres 95 %. »
La Chine reste l’usine du monde, le Center for Global Development de Washington projette que 43% des capacités manufacturières mondiales seront toujours basées en Chine d’ici 2050, elle fabrique « à elle seule plus que les neuf pays suivants réunis. Dans le même temps, les États-Unis, à travers les échecs de Boeing, Intel ou General Electric, ne peuvent plus masquer les conséquences désastreuses de leur sous-investissement industriel passé » (ne parlons pas de la France, ce serait à pleurer). Par contre on peut reconnaître à Donald Trump la bonne idée (eh oui...) d’avoir établi un embargo sur les technologies de pointe américaines, ce qui ferme aux Chinois l’accès aux composants électroniques de haute densité, entre autres et pour plusieurs années.
De l’économie de paix à l’économie de guerre
« Il n’est pas étonnant que la rupture vers une économie de guerre intervienne à la suite de la crise de la Covid, qui aura servi de déclencheur d’alerte. La période 2020-2022 aura démontré à la Chine à quelle vitesse les dés peuvent se retourner. Le destin de chaque pays durant l’épidémie a tenu à sa maîtrise des 3T : “Tester, Tracer, Traiter”. En 2020, la Chine triomphe, experte dans l’art de tester et de tracer, grâce à son système de surveillance de la population, tandis que l’Europe et les États-Unis se révèlent incapables de contenir le virus. En 2022, c’est au contraire l’Occident qui, grâce à l’ARN messager, sort de la crise par le traitement. Pékin, lui, s’entête dans sa politique inopérante du “zéro Covid”. Le gouvernement chinois préfère renoncer à la croissance plutôt que d’accepter la dépendance à la technologie occidentale : ce choix est le premier signe tangible qu’il a désormais opté pour une économie de guerre. »
En 1990 s’est ouverte une période de mondialisation qui semblait relativement heureuse. Les taux d’intérêt étaient si bas que l’argent était pratiquement gratuit, ce qui stimulait les investissements et les échanges. Deux milliards d’humains sont sortis de la misère, surtout en Asie. En 2001 la Chine adhère à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à des conditions particulièrement favorables, avec le statut de pays en développement (Taïwan adhèrera un mois plus tard). Dans cette atmosphère d’ouverture généralisée les slogans à la mode sont fabless, just in time, zero stock, les pays occidentaux trouvent avantageux de délocaliser leurs activités de production, moins rentables que les services, vers des pays à coûts de main d’œuvre inférieurs, Chine, Mexique, Turquie, Maroc...
La Covid a réveillé tout le monde : la pénurie de masques sanitaires est une anecdote, la mise à l’arrêt des usines automobiles à cause de la désorganisation de la chaîne d’approvisionnement des semi-conducteurs est un avertissement plus grave.
« Pour les entreprises comme les gouvernements, l’ESG, historiquement “Environnement, Sociétal, Gouvernance”, regagne ses lettres de noblesse grâce à l’actualisation de sa définition en “Énergie, Sécurité, Guerre”. L’Énergie s’impose comme l’œil du cyclone de la transition environnementale ; la Sécurité se redéfinit comme le contrôle, notamment des approvisionnements ; la Guerre oblige les pouvoirs publics et les décideurs économiques à évoluer d’un monde d’abondance à un monde de pénurie. »
« Ces quatre éléments – énergie, chaînes d’approvisionnement, inflation alimentaire, transition environnementale – s’additionnent pour engendrer un choc de consommation de l’ordre de 10 % du PNB, trois fois celui de 1973-1975, qui était alors seulement de nature énergétique. Il est donc trompeur de promettre aux populations le maintien de leur pouvoir d’achat, appelé à être la principale victime désignée de cette quadruple déferlante. »
Quel système productif pour demain ?
Les systèmes productifs de tous les pays ont été profondément affectés par la crise de la Covid, puis par les conséquences de la guerre en Ukraine : pénuries multiples, explosion des coûts. Certaines activités qui semblaient florissantes ont perdu tout attrait, cependant que d’autres, naguère dédaignées, regagnent du prestige.
« Le transfert le plus fondamental lors du passage à l’économie de guerre est sans doute le remplacement de la confiance par la méfiance. Il requiert la mise en place de nombreux contrôles, par nature inflationnistes. Nous quittons une culture que l’universitaire Francis Fukuyama qualifie de “haute confiance” pour rejoindre celle de “basse confiance”, où seuls les liens du sang peuvent encore être considérés comme sûrs.
C’est cette absence de confiance qui est à la racine de l’échec relatif de la Chine dans des secteurs d’écosystème, où les différents maillons de la chaîne de valeur sont condamnés à collaborer pour réussir, tels que dans la fabrication des semi-conducteurs, les systèmes opératoires de smartphones, ou la conception aéronautique. D’où l’intérêt d’identifier de nouvelles sources potentielles de confiance, comme des solutions technologiques innovantes, notamment celles fondées sur la blockchain pour la traçabilité des chaînes d’approvisionnement. “La blockchain est la technologie de la collaboration dans un univers sans confiance”, confirme l’expert Charles d’Haussy, auteur de Block Kong, la bible en la matière. »
Tous les pays vont tenter de garantir leurs approvisionnements dans les domaines vitaux, mais la solution ne sera ni dans le protectionnisme ni dans l’autarcie. Les biens vitaux de notre époque ne sont pas ceux du XXe siècle : en écoutant à la radio des interviews d’Ukrainiens en fuite sous les bombardements russes et de Palestiniens de Gaza en fuite sous les bombardements israéliens, leur première cause de désarroi était l’absence d’accès à l’Internet, qui leur aurait permis d’échanger des nouvelles avec leurs proches et de connaître un peu mieux la situation en cours.
Le passage d’une économie de paix à une économie de guerre sera aussi celui d’une économie pilotée par la demande à une économie pilotée par l’offre. À mesure que les préoccupations des entreprises se déplaceront vers la production et ses goulots d’étranglement, les gestionnaires experts en montages financiers céderont du terrain aux ingénieurs dans les conseils d’administration.
Naissance d’un iPhone
Récapitulons le processus de fabrication d’un iPhone d’Apple (ce développement est ma contribution, il ne figure pas dans le livre) : la conception générale du circuit au centre de l’appareil, le System on Chip (SoC) M4, avec ses 28 milliards de transistors, ses 10 cœurs de processeurs et ses 16 gigaoctets de mémoire, est réalisée par Apple, au moyen des logiciels de conception assistée par ordinateur fournis par Synopsys, Cadence ou Mentor Graphics. Cette conception générale incorpore des propriétés intellectuelles (IP) procurées essentiellement par ARM (pour les processeurs de calcul), par Qualcomm, et quelques autres, surtout américains à l’exception du britannique ARM (propriété du fonds d’investissement japonais SoftBank).
Une fois cette conception d’ensemble réalisée, au prix d’années de travail par des centaines d’ingénieurs, il faut passer à la conception détaillée (de bas niveau), à l’optimisation, au placement des éléments, au routage des communications, et là le travail s’internationalise. Pour la fabrication des SoC en gravure 3 nanomètres le seul industriel au monde est Taiwan Semiconductor Manufacturing Company (TSMC), toujours avec les logiciels de Synopsys, Cadence ou Siemens Digital Industries Software, et sûrement en étroite collaboration avec les concepteurs de plus haut niveau, Apple, Qualcomm, ARM. Notons au passage que la nécessité de cette collaboration est une des raisons pour lesquelles la mainmise de la Chine continentale sur TSMC, par exemple après une invasion de Taïwan, ne lui permettrait de s’approprier ni son savoir-faire ni son marché.
TSMC fabrique, mais pour fabriquer il utilise des machines proprement démoniaques, les scanners dont l’entreprise néerlandaise ASML détient le monopole mondial. Chacune de ces machines coûte entre 100 et 200 millions de dollars (il n’y a pas de tarif catalogue...), elles sont sous embargo pour la Chine, pour démarrer la production d’un circuit à trente couches (la norme actuelle) il en faut... eh bien trente.
Pour fabriquer des scanners, ASML doit se procurer des optiques, dont le seul producteur mondial est l’Allemand Zeiss, dont voici un objectif spécialisé.
Ce travail de conception est considérable, mais à ce stade le seul objet matériel fabriqué est le SoC : la fabrication proprement dite des composants plus ordinaires et leur assemblage sera pour l’essentiel confiée au taïwanais Foxconn, qui lui-même sous-traite les opérations élémentaires en Chine continentale (Shenzen), où il emploie des centaines de milliers de salariés.
J’allais oublier le logiciel : le système d’exploitation (David Baverez s’écarte de l’usage en écrivant « système opératoire ») des iPhone, une variante d’iOS, est un assemblage par Apple de composants issus de Mach microkernel et de FreeBSD, eux-mêmes descendants d’Unix BSD (Berkeley Software Distribution). Notons que les smartphones d’autres fournisseurs utilisent le système Android, basé sur un noyau Linux.
Nous sommes bien loin de l’autarcie ou du protectionnisme : pour reprendre les termes de David Baverez, la description de ce processus révèle l’interdépendance d’un nombre considérable d’acteurs répartis à la surface de la planète.
Qui gagne combien d’argent à la sortie ? Une équipe de l’université de Syracuse et de l’université de Californie à Irvine a démonté des iPhone et des iPad, soit quelques centaines de pièces chacun, examinées au binoculaire, voire au microscope, pour en déterminer la nature et l’origine, puis le prix. Apple empoche la part du lion, ce qui n’est que justice.
Et l’Europe ?
L’Europe est le premier marché du monde, et sans doute son plus grand réservoir de matière grise, mais elle reste étrangement au bord de ce chemin. David Baverez, jamais à court d’idées ni de rapprochements inattendus, lui promet un avenir de yéménisation : l’Iran et l’Arabie Saoudite sont en conflit mais ne veulent pas s’affronter directement, alors ils se combattent au Yémen par mandataires interposés, les Houthis et le gouvernement d’Aden. Ainsi feront les Américains et les Chinois en Europe, et c’est déjà commencé en Ukraine.
Ce n’est pas tout : alors que l’Europe est le premier client de la Chine, elle lui vend, certes, des Rolls-Royce et des Mercedes (mais plus pour bien longtemps), des Airbus (c’est un peu mieux), des sacs Louis Vuiton, des parfums et des robes de soirée Dior, du champagne, mais bon... Les Américains, eux, nous vendent très cher des hydrocarbures. Comme les Chinois, ils sont très protectionnistes, alors que l’Europe, bonne fille, laisse tout entrer et interdit la consolidation de ses entreprises.
Lisez ce livre, il contient bien d’autres idées stimulantes. Vous pouvez aussi écouter l’interview de David Baverez sur France Culture.