Cet article est inspiré d’une conversation avec Nat Makarévitch.
Free a bouleversé un marché français somnolent
Le fournisseur d’accès à l’Internet (FAI) Free est arrivé sur le marché en 1999 avec des tarifs très inférieurs à ceux de la concurrence, et il a lancé en 2002 pour les accès ADSL (et aujourd’hui en fibre optique) son propre modem-routeur [1], la Freebox. Les autres FAI ont dû suivre le mouvement en lançant leurs propres Box.
Avant l’arrivée de Free sur le marché de l’accès Internet, la France avait sur les autres pays développés un retard comparable à celui qu’elle avait au début des années 1970 dans le domaine de la téléphonie d’antan, et pour les mêmes raisons : monopole (ou oligopole) administré par l’État, incompréhension des enjeux, absence de motivation d’entreprise, et donc sous-investissement. Les tarifs étaient trop élevés, les débits des accès trop faibles, ce qui pour une entreprise multinationale rendait notre territoire rebutant.
Le coup de pied dans la fourmilière de Free a permis à notre pays de disposer d’accès à l’Internet de niveau international à des tarifs comparables à ce qui se pratique dans les autres pays européens [2] (curieusement aux États-Unis les tarifs sont en général trois à quatre fois plus élevés, et hors des grandes agglomérations un FAI unique est souvent en situation de monopole). Les avantages concurrentiels de Free ne sont pas uniquement son marketing et sa politique tarifaire, mais ils découlent aussi d’approches techniques différentes.
Ainsi le réseau de Free a-t-il été conçu d’emblée selon les normes IEEE 802.3 (Ethernet) ou MPLS (Multiprotocol Label Switching) pour la couche 2 et IP (Internet Protocol) pour la couche 3, cependant que les autres opérateurs, dans le sillage de France Télécom, restaient attachés à des normes désuètes telles qu’ATM (Asynchronous Transfer Mode) pour la couche 2.
Le dilemme entre IP sur Ethernet (ou MPLS) et ATM n’est pas une obscure et anecdotique querelle d’ingénieurs, elle illustre la contradiction entre les télécommunicants d’antan et les informaticiens d’aujourd’hui. Dans la tradition téléphonique, la facturation à la durée de communication ou au volume de données transporté était une préoccupation centrale, et de ce point de vue les protocoles à circuits virtuels tels qu’ATM-Frame Relay ou X25 sont préférables parce que tous les paquets d’une même communication passent par le même itinéraire, ce qui facilite le comptage des bits et leur facturation précise. À l’inverse, les datagrammes IP empruntent des itinéraires imprévisibles parce que calculés dynamiquement, ils peuvent être répétés, bref il règne un certain désordre qui est le secret de l’efficacité et de la simplicité de déploiement de l’Internet, mais qui rendrait plus compliquée une facturation au volume détaillée [3].
Une autre différence essentielle entre les protocoles de l’Internet (TCP/IP) et les reliques (ATM, X25) réside dans le positionnement des automates (logiciels) qui font marcher le réseau : TCP/IP fonctionne selon le principe end to end, qui met toute la complexité dans les appareils des utilisateurs (votre téléphone), et laisse le cœur du réseau très simple. Ainsi, le réseau peut croître sans modification cruciale de la morphologie de son infrastructure, et de nouvelles applications peuvent apparaître au seul gré de leurs inventeurs, avec des répercussions pour leurs seuls utilisateurs. Les réseaux conçus par les télécommunicants concentrent le pilotage des communications et l’exécution des protocoles dans les équipements de cœur du réseau, ce qui en donne le contrôle total aux opérateurs et ne laisse aux utilisateurs aucune possibilité d’initiative, au prix d’une grande lourdeur pour toute innovation, que ce soit pour les protocoles ou pour les applications. En outre, au fur et à mesure qu’Ethernet et IP supplantaient les autres technologies, les matériels et les logiciels qui leur étaient consacrés se multipliaient et devenaient de moins en moins chers, cependant que les matériels pour les reliques technologiques devenaient introuvables et de plus en plus chers.
Conception et qualité de la Freebox
Lorsque Free a lancé son offre ADSL il a décidé que l’accès des clients à son réseau serait réalisé au moyen d’un modem-routeur spécifique, la Freebox, qui combine aujourd’hui les fonctions de modem, de routeur, de plate-forme de stockage de données et d’impression, de point d’accès WiFi, de platine Blue Ray, d’autocommutateur téléphonique et de décodeur pour la télévision par Internet, sans oublier un pare-feu pour la sécurité. Fournir simultanément les accès à l’Internet, à la télévision et au téléphone, ce que l’on nomme l’offre Triple-Play, était une première mondiale. L’idée en fut initialement formulée par Xavier Niel et Rani Assaf, la réalisation en fut confiée à Sébastien Boutruche, responsable recherche et développement Freebox.
Free contrôle entièrement la Freebox : conception, fabrication, déploiement, fonctionnement chez le client. En effet la Freebox reste la propriété de Free, elle est le point terminal de son infrastructure chez le client. Free peut à tout moment intervenir sur la Freebox pour en modifier le comportement ou charger une nouvelle version du logiciel.
Free maîtrise aussi totalement le développement de la Freebox, effectué par ses propres équipes [4], sur la base de composants électroniques standard et de logiciels libres, Linux notamment. Pour la Freebox Free n’est client captif de personne. Notons que Free a adopté la même politique pour ses serveurs et ses centres de données, réalisés par ses propres équipes techniques. On est loin des idées de sous-traitance à tout va lancées par des managers qui rêvent de ne rien faire parce que de toute façon ils ne savent rien faire.
La Freebox est au cœur du modèle d’affaires de Free et lui permet de régler au plus près les paramètres de son offre commerciale comme ceux de son infrastructure, avec en sus la maîtrise des coûts.
Concurrentes de la Freebox
La qualité et le prix de l’offre ADSL de Free a contraint ses concurrents à s’aligner, en l’occurrence à rattraper les dix ans de retard qu’ils avaient pris sur leurs homologues étrangers [5]. C’est ainsi qu’ont vu le jour la Neuf Box de Neuf Télécom en 2002 [6], suivie de la SFRBox en 2007 après le rachat de Neuf par SFR (lui-même racheté en 2014 par Numéricable, qui décide de conserver la marque SFR pour l’ensemble de son offre), la Livebox chez Orange en 2004, la Bbox de Bouygues Telecom en 2008.
Contraints simultanément de lancer un nouvel équipement et de baisser leurs tarifs, ces FAI ne s’y sont résolus qu’à contre-cœur et ont choisi de s’en débarrasser par la sous-traitance. Le moins que l’on puisse dire est qu’il en résulte un certain désordre qui augure mal de la cohérence des services et de la possibilité d’un service après-vente et d’assistance au client efficace.
Ainsi les constructeurs des différentes versions de Bbox sont respectivement Thomson, Sagemcom, Samsung et Ubee. Pour le logiciel on trouve Linux avec un middleware développé par Sagemcom et Bewan, et sur certains modèles Android pour la partie décodeur TV.
Les premières Livebox ont été construites soit par Inventel, racheté par Thomson en 2005, soit par Sagem ; pour les modèles plus récents on trouve Technicolor (ex-Thomson) et Sagemcom. Pour le logiciel certains modèles du début utilisaient le système embarqué VxWorks mais maintenant on trouve surtout Linux.
Il est aussi question d’un système développé en interne pour la future Livebox 4 prévue pour 2016 (le modèle le plus récent au 1er janvier 2016 date de 2013).
Pour tous ces FAI le logiciel est sous-traité : ils n’ont pas compris que c’était désormais non seulement partie intégrante de leur métier, mais sa partie sur laquelle seraient bâtis les avantages compétitifs, et ainsi ils ont perdu le contrôle du cœur de leur offre.