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Le nouveau système économique :
Prédation et prédateurs par Michel Volle
Vers un féodalisme moderne ?
Article mis en ligne le 16 février 2008
dernière modification le 22 février 2008

#Sommaire-

Le nouveau système économique

Avec son nouveau livre Prédation et prédateurs Michel Volle
poursuit ses recherches sur la révolution économique contemporaine et
ses conséquences. Le système productif industriel né à la fin du
XVIIIe siècle et qui s’était renouvelé au tournant du
XXe grâce à l’électricité et aux innovations telles que le
taylorisme et le fordisme a dominé le monde développé jusque dans les
années 1970 ; il est aujourd’hui supplanté par un nouveau système
économique dominé par la production de deux types de biens, les
composants micro-électroniques et les logiciels.

La production de ces biens, micro-électronique et logiciels, est
caractérisée par des coûts marginaux voisins de zéro, c’est-à-dire que
l’essentiel du coût est dans le dessin du circuit et la fabrication
des machines qui vont le fabriquer, ou dans l’écriture du logiciel.
Une fois réalisée cette phase de conception, à l’issue de laquelle
aucun produit n’a encore été vendu, l’impression d’un exemplaire
supplémentaire du circuit ou le pressage d’un cédérom supplémentaire
du logiciel ne coûtent à peu près rien. Ce qui veut dire que l’essentiel
du coût de production a été dépensé avant d’avoir rien vendu : le seul
facteur de production désormais est le capital, qui est du travail en
stock, par opposition au travail vivant, qui était à l’œuvre dans les
usines de l’ancienne économie. Michel Volle décrit ce système comme
une production à coût fixe, et donc à rendement croissant.

Cette révolution a des conséquences considérables. Le travail humain, au moins dans les économies développées, est désormais concentré sous deux formes : une activité de conception, qui constitue dans l’entreprise le capital grâce auquel elle va pouvoir produire, et une activité de services, tels que conseil avant-vente, commercialisation, maintenance, formation, support à la clientèle.

Les compétences dont ce nouveau système productif a besoin ne sont plus
les mêmes que dans l’ancien système industriel : le système éducatif
est lourdement remis en cause. Le lien entre le niveau de production et
le niveau d’emploi est rompu, ce qui bouleverse le monde du travail.
Ces bouleversements ne sont pas sans retentissement sur les valeurs de
la société au sein de laquelle ils ont lieu, et donc sur l’ensemble des
relations sociales.

La concurrence monopoliste

Comme le coût de production marginal est presque nul, et qu’en outre
les coûts de transport pour les micro-processeurs ou les logiciels
sont négligeables, la plus grosse entreprise sur un marché donné
bénéficie d’un avantage tellement déterminant que les plus petites, si
elle n’ont pas pu s’abriter dans une niche grâce à une production
exclusive, sont condamnées, parce qu’elles auront dû, pour concevoir
leurs produits, dépenser un capital équivalent, qui ne sera rémunéré
que par des ventes plus faibles. Le paysage économique engendré par un tel système s’appelle la concurrence monopoliste : le marché de chaque produit est monopolisé par une firme
unique, que l’on songe à Microsoft, Intel, Oracle, Google, ou par plusieurs
firmes qui diversifient le produit pour bénéficier chacune d’un monopole sur
un segment de clientèle. Les guerres économiques visent à s’emparer de tels
segments ou à en créer de nouveaux. L’innovation est une arme.

Le monde de la concurrence monopoliste est celui du risque maximum :
à chaque lancement de nouveau produit, la firme a dépensé la totalité
du capital disponible sans avoir rien vendu, elle joue donc sa survie
à chaque fois. Cet univers où chaque acteur règne sans partage sur un
domaine qu’il doit défendre à n’importe quel prix contre les détenteurs
des domaines voisins et contre des aventuriers prêts à tout pour se
faire une place nous ramène à un système social d’il y a une dizaine de
siècles : le système féodal décrit par l’historien Marc Bloch.

À ce point de son analyse, Michel Volle nous explique que les
phénomènes de prédation qui apparaissent dans la nouvelle économie
(corruption, rétrocommissions, caisses noires, blanchiment,
manipulations des comptes et des médias, délits d’initié) ne sont pas
des épiphénomènes, mais résultent de ses caractéristiques les plus
fondamentales, dont je viens de résumer les grands traits : ces
comportements ont les mêmes motifs que dans la société féodale. Si la
perte d’un marché équivaut à une condamnation à mort de l’entreprise,
tous les moyens seront bons pour le conserver. Si un patrimoine est
mal protégé, rien n’interdit de s’en emparer. L’ensemble de ces
comportements sont regroupés sous le terme de prédation.

Pourquoi la prédation est-elle plus développée dans le système
contemporain que dans l’ancienne économie industrielle ? C’est à cause
de l’intensité capitalistique accrue : l’incitation à la prédation
est d’autant plus forte que la valeur du stock est plus élevée. Michel
Volle trace ici un parallèle avec les hypothèses qui expliquent
l’apparition de la guerre au sens moderne du terme par le début de
l’accumulation de biens issus de l’agriculture et de l’élevage au
néolithique.

Afin d’illustrer ce phénomène de prédation en situation de concurrence monopoliste, je donne un petit exemple relatif aux brevets sur les logiciels, assorti d’une prédation secondaire en forme de corruption.

Quelle société voulons-nous ?

Michel Volle attire notre attention sur les risques qui découlent des
bouleversements sociaux entraînés par cette transformation radicale
du système économique. Lorsque les grandes découvertes et la naissance
de la science moderne eurent détruit les fondements intellectuels et
moraux du monde médiéval, il s’ensuivit plus d’un siècle de guerres
civiles. « Plus près de nous l’industrialisation offrait au début du
XXe siècle des possibilités économiques et sociales nouvelles :
plutôt que de les exploiter l’Europe, incapable d’assumer les changements
nécessaires, a tenté un suicide collectif avec les guerres mondiales. »

Moyennant quoi « aucun mécanisme n’est fatal pour peu qu’il ait été
compris car alors on peut faire jouer d’autres mécanismes qui le
compenseront. C’est pourquoi il est si nécessaire, aujourdhui,
d’élucider la prédation. »

Une lumière très utile sur des événements qui nous concernent tous.