Journaliste pour Wired, Andrew Blum était un internaute comme les autres, qui envisageait l’Internet comme un système de communication immatériel, magique en quelque sorte, jusqu’au jour où un écureuil a rongé le câble qui le reliait au réseau : cet événement l’a incité à explorer les infrastructures physiques du Net, d’un datacenter du Midwest aux points d’atterrissage des fibres optiques transocéaniques. Son récit, intitulé Tubes - Behind the Scenes at the Internet, attend un traducteur, en voici un compte-rendu.
Cette intervention de l’écureuil a suscité chez Andrew Blum une prise de conscience salutaire : non, l’Internet n’est pas immatériel, il ne se résume pas à cet espace virtuel à distances nulles qui apparaît sur nos écrans, mais sous cet océan de signes il y a beaucoup de matériel de haute technologie, des logiciels complexes, une géographie et une topologie, et des ingénieurs pour faire fonctionner l’ensemble. Il a décidé d’explorer ce monde souterrain (et encore plus sous-marin !).
La première étape de son périple fut à Milwaukee, au bord du lac Michigan, à 150 km au nord de Chicago, dans l’imprimerie spécialisée dans les très grands formats qui produit les cartes de l’Internet conçues par Markus Krisetya pour TeleGeography, une firme de réputation mondiale basée à Washington, DC. Quelques rues plus loin, une ancienne usine désaffectée abrite un point d’échange de l’Internet (IXP) où quelques opérateurs d’intérêt local connectent leurs abonnés du Wisconsin aux réseaux planétaires de Cogent et Time Warner : la visite du sous-sol plein de câbles et de routeurs donne à l’auteur l’occasion de nous expliquer les principes du routage, et plus précisément du protocole Border Gateway Protocol (BGP) qui régit les flux de données entre les différents réseaux qui constituent l’Internet. Puis il continue son voyage jusque dans les bureaux de TeleGeography à Washington, où il découvrira le programme traceroute
qui, comme son nom l’indique, permet de suivre étape par étape l’itinéraire d’un paquet de données entre, par exemple, votre ordinateur et votre site Web préféré aux Îles Féroé.
Intrigué par ces premières découvertes géographiques, Andrew Blum se pose la question de l’origine de l’Internet, et il lit des livres et des articles qui le ramènent en 1969 vers l’université de Californie à Los Angeles, chez le professeur Leonard Kleinrock [1], qui, 41 ans plus tard, le reçoit dans ce même bureau et lui montre le premier IMP (Interface Message Processor, en fait l’ancêtre des routeurs). L’équipe de Kleinrock était très impliquée dans la création du réseau Arpanet, ancêtre de l’Internet, dont l’IMP était un élément essentiel.
De Los Angeles notre auteur remonte vers le nord, à Palo Alto, où il rencontre Jay Adelson, fondateur en 1998 avec Al Avery d’Equinix, une firme qu’il a quittée en 2005 et dont le chiffre d’affaires actuel est de 4 milliards de dollars, spécialisée dans la construction et l’interconnexion de grands centres de données dans le monde entier (j’ai eu l’occasion, pour un de mes employeurs, de visiter celui de Schiphol, près de l’aéroport d’Amsterdam), qui sont aujourd’hui les principaux « carrefours » de l’Internet ; ce sont d’immenses bâtiments, semblables à des parkings, remplis d’ordinateurs et de routeurs empilés dans des cages en grillage (pour laisser passer les câbles) louées à divers opérateurs, qui s’interconnectent ainsi directement ; la consommation électrique est colossale. Blum rencontre Adelson en compagnie de son collègue et ami Eric Troyer, avec qui il avait participé à la mise au point d’un des premiers points d’interconnexion et des plus importants, PAIX à Palo Alto, sous la houlette d’un ingénieur de Digital Equipment, Brian Reid. Il s’agissait de mutualiser entre plusieurs clients la coûteuse location de lignes entre la Côte Ouest et la Côte Est. Equinix fut une extension des idées à l’origine de PAIX, à une plus grande échelle. La création de ces IXP a été déterminante pour l’essor de l’Internet, parce qu’elle affranchissait les entreprises du réseau de conflits d’intérêt avec les opérateurs de télécommunications, question au cœur du débat actuel sur la « neutralité du Net ». Ce chapitre examine les considérations économiques qui mènent aux décisions topologiques des fournisseurs d’accès et d’interconnexion de l’Internet.
Le chapitre 6 s’ouvre sur l’évocation du câble sous-marin SAT-3 qui part de Lisbonne pour longer la côte africaine jusqu’au Cap, en desservant au passage les Canaries, Dakar, Abidjan, Accra, Cotonou, Lagos, etc. Ce câble de 14 350 km, mis en service en 2002, a été construit par un consortium d’une vingtaine d’entreprises, dont par exemple Camtel, Angola Telecom, Orange, etc. Puis vint SEACOM, par la côte orientale de l’Afrique, qui pour le même prix (6 millions de dollars par an) offrait au réseau universitaire sud-africain un débit multiplié par 40 (quarante, soit 10 Gigabits/s). Le leader du consortium SEACOM est l’Indien Tata Communications. La technologie de ces fibres optiques est incroyablement complexe, le signal doit être régénéré tous les cinquante à 100km par des répéteurs électroniques, ce qui impose un câble d’alimentation électrique en cuivre, avec une différence de potentiel entre les extrémités de l’ordre de 6000 volts. On comprend l’intérêt suscité par les recherches sur la régénération du signal par répéteur purement optique, qui permettrait de s’affranchir de cette alimentation électrique ! Le coût de la construction d’un tel câble se compte en centaines de millions de dollars. Comme beaucoup de gens croient que l’Internet fonctionne par satellite, qu’ils sachent qu’une seule paire de ces fibres optiques assure un débit de données égal à celui de la totalité des satellites géostationnaires en orbite autour de la terre à ce jour.
Chaque chapitre de ce livre de 200 et quelques pages relate une découverte aussi passionnante de notre auteur, je vous laisse découvrir les autres, en espérant que ce livre soit traduit, il pourrait utilement éclairer nos politiciens et autres décideurs, qui en général en sont très ignorants.