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Emmanuel Cauvin dans Le Débat nov.-déc. 2011 (n° 167)
Révolution dans la nouvelle cité électronique
Cyberespace, démocratie et logiciel libre
Article mis en ligne le 1er janvier 2012
dernière modification le 28 janvier 2014

par Laurent Bloch

Les économistes, les juristes et les spécialistes de sciences humaines qui ont vraiment pris la mesure de l’ampleur et de la portée de la révolution instaurée par l’informatique et l’Internet ne sont pas légion, en tout cas en France ; nous pouvons y compter Emmanuel Cauvin, dont cet article dans le dernier numéro du Débat n’est pas un coup d’essai.

Mais si le titre de l’article comporte le mot « révolution », ce n’est pas pour désigner la révolution industrielle en cours, mais bien pour appeler à une révolution politique, à faire, dans la cité électronique qu’il nomme Étherciel, que je pense pouvoir assimiler au Cyberespace.

Un nouveau monde, vraiment

L’Étherciel décrit par Cauvin est bien un monde au sens plein du terme, distinct de celui où nous menons notre existence physique. « Les écrans de toutes sortes que nous rencontrons à chacun de nos pas ne sont plus de simples accessoires mais des passerelles, des voies d’accès menant à une réalité parallèle qui offre une large palette de possibilités, professionnelles, ludiques ou sociales... Toute activité humaine à base de représentations et de signes (textes, images, sons, calculs) peut s’y déployer... Ce n’est plus une image que l’on projette sur un écran, c’est un individu que l’on projette derrière l’écran. Son corps ne disparaît pas de la surface de la terre, mais sa vie n’est plus là. » (p. 149).

L’auteur rejette pour cette nouvelle réalité les adjectifs « virtuel » ou « immatériel » : « le logiciel dans lequel je viens m’inscrire pour taper ce texte est réel et présent... L’Étherciel n’est pas immatériel, il est matériel ; d’une façon nouvelle, qui ne fait pas partie des catégories de la physique terrestre. » (p. 150). Il propose « une définition des caractéristiques fondamentales de l’écosystème électronique : le mouvement et la copie, émission et réplication dans un lieu sans étendue, où le temps est la mesure de tout. »

Puisque l’Étherciel est un monde réel où nous passons une part de plus en plus grande de notre vie, il possède des caractéristiques politiques, puisqu’aussi bien nous sommes des animaux politiques : seuls les totalitaires rêvent de nous priver de cette dimension de nos vies. À quel genre de monde politique avons-nous affaire ici ?

« L’Étherciel étant un univers entièrement artificiel, créé de la main de l’homme, tout y est pensé, écrit et codifié à l’avance. Partout, des programmes... écrits par des gens de métier... L’Étherciel est donc par essence une entreprise de domination, des hommes sont le jouet d’autres hommes. » (p. 151). Je trouve ici sous la plume d’Emmanuel Cauvin un argument décisif pour l’apprentissage de la programmation à tous les lycéens : seuls ceux qui maîtrisent peu ou prou la programmation pourront ne pas être « le jouet d’autres hommes », c’est un enjeu capital pour la démocratie de demain, sinon déjà pour celle d’aujourd’hui. Mais continuons à suivre l’auteur dans son analyse politique de l’Étherciel.

Le cyberespace, technocratie absolue

Puisque l’Étherciel est un monde entièrement déterminé par des programmes, le pouvoir y est entièrement détenu par les auteurs des programmes : c’est une technocratie, et une technocratie absolue, dont les souverains sont les entreprises qui détiennent le contrôle des programmes, et dont l’aristocratie est constituée par les
développeurs. On pourrait espérer dans ce monde un peu de diversité féodale qui laisserait aux manants quelques marges de manœuvre entre des seigneurs rivaux : mais là il nous faut joindre aux analyses d’Emmanuel Cauvin celles de Michel Volle sur le régime de concurrence monopoliste, qui garantit pour chaque segment de marché l’unicité hégémonique d’une seule entreprise : Microsoft, Google,
Apple, Facebook sont les souverains absolus des différentes contrées de l’Étherciel. « Le discours publicitaire, qui est parvenu à faire passer cette implacable machinerie pour une promesse de développement personnel et de conquête individuelle, est une vaste supercherie. » (p. 151).

Emmanuel Cauvin s’est donné la peine de vraiment comprendre les choses de l’informatique, attitude suffisamment rare pour être notée : il examine à part le cas des systèmes d’exploitation (Windows, MacOS, Linux), qu’il définit comme le sol de l’Étherciel sur lequel « les propriétaires viennent établir leurs domaines ». Il en conclut que les systèmes d’exploitation doivent devenir des biens communs. Il va
encore plus loin : « Si l’Étherciel est bien la chose de tous, une res publica d’un nouveau genre, alors il faut en tirer les conséquences politiques, et donc créer un espace public où le droit d’auteur sera écarté, un espace public matérialisé par les logiciels. » (p. 160). En effet, si nous nous demandons comment nous en sommes arrivés à cette technocratie absolue, la réponse se trouve « dans l’application
d’un régime juridique ancien et vénérable, le droit d’auteur, à la réalité toute nouvelle de l’Étherciel... Le droit d’auteur a en quelque sorte capté en bloc le nouveau monde. » (p. 153). Or « Beaumarchais, pas plus que le législateur de 1793 ou de 1957, ne pouvait se figurer que l’homme allait créer un nouveau monde, de ses propres mains, un nouveau monde où il allait se promener, discuter, et que, par
conséquent, des règles destinées à régir la diffusion d’une œuvre allaient s’appliquer à l’utilisation d’un territoire. » (p. 155).

Proclamer en biens nationaux des fiefs des technocrates

Il n’est donc que temps de sonner le tocsin pour appeler à la révolution et à la proclamation en biens nationaux des fiefs des technocrates. Emmanuel Cauvin discerne avec perspicacité dans « le mouvement en faveur du logiciel libre [...] une première tentative de libération menée contre les électrocrates et leur emprise sur la nouvelle cité. Emmené par les développeurs, ceux qui savent écrire le code et qui, par conséquent, représentent l’aristocratie des humanoctets, il se fonde sur des idées d’ouverture et de partage. (Comme toujours en matière de révolution, les aristocrates ouvrent le bal.) » (p. 155).

Mais l’auteur, en bon juriste, discerne les faiblesses dont souffre le mouvement du logiciel libre, et qui limitent son aptitude à vraiment remettre en cause les pouvoirs électrocratiques. Ce mouvement n’a ni argent ni organisation, à l’inverse, ô combien, de ses adversaires. Ses principes sont contenus dans des textes de licences, dont la valeur juridique est faible, ni lois ni contrats. « Entre le Manifeste du Parti communiste du nouveau siècle et un banal contrat liant deux ou plusieurs individus ou entreprises commerciales, il faut choisir. La licence de logiciel ouvert n’est
ni l’un ni l’autre... » (p. 157).

En fait, ce que nous suggère la réflexion d’Emmanuel Cauvin, c’est que ni le droit d’auteur, ni le brevet ne sont des moyens adaptés à la rémunération des créateurs dans le monde nouveau qu’il nomme Étherciel (sur le modèle d’artificiel, de logiciel). De façon plus large encore se pose d’ailleurs la question du travail en général et de sa
rétribution, dans un monde qui ne fait que commencer à en bouleverser tous les paramètres : ce ne sont pas des expédients, d’ailleurs irréalisables, comme les « emplois non délocalisables » qui résoudront ce problème crucial, mais on peut espérer trouver de meilleures solutions que le cortège de misères et de révolutions écrasées qui ont accompagné la première révolution industrielle, tout au long du XIXe siècle.

Puisse ce compte-rendu inciter son lecteur à se reporter au texte intégral d’Emmanuel Cauvin, qui s’est donné la peine de bien connaître son sujet, à l’inverse de la plupart de ses collègues, et qui a le courage de proposer de vraies perspectives d’action dans un champ où la plupart se contentent d’avancer comme des moutons.