L’informaticien Emmanuel Lazard et l’historien Pierre-Éric Mounier-Kuhn ont uni leurs sciences (considérables) pour réaliser cet ouvrage aux qualités rarement présentes dans un même volume : les livres illustrés sont souvent superficiels, les livres savants souvent arides et difficiles, les historiens des sciences et des techniques n’ont pas toujours de leur sujet une connaissance suffisante, les informaticiens manquent généralement de perspective historique et de style littéraire. C’est pourquoi la réussite de ce livre est exceptionnelle et vous devez vous le procurer toutes affaires cessantes. Vous pouvez en feuilleter quelques pages ici. Je n’hésiterai pas, pour la nécessaire alliance du texte et des images, à le comparer aux livres d’histoire de l’art de Jurgis Baltrušaitis, je pense surtout à Anamorphoses.
Cela commence très bien, tambour battant, avec une préface de Gérard Berry, incisif et percutant comme à l’habitude : il réussit en deux pages à donner du paysage informatique et des mouvements qui l’ont fait évoluer une analyse dont tous nos hommes politiques et managers devraient se pénétrer, en réfutant au passage deux ou trois erreurs majeures mais omniprésentes dans la littérature.
Samuel Noah Kramer nous l’a appris : l’histoire commence à Sumer. Celle de l’informatique aussi [1] ! J’abordais avec scepticisme ce chapitre que je croyais rebattu : eh bien nos auteurs ont su le renouveler avec talent, et une iconographie de toute beauté. En effet l’archéologie progresse, et ce que l’on peut savoir de l’extraordinaire appareil, daté de 87 avant notre ère, repêché au large d’Anticythère en 1901 n’est plus ce que je croyais d’après les articles de Robert Ligonnière, excellents mais un peu anciens (1987). Ce chapitre donne aussi des aperçus intéressants sur l’histoire du calcul, il donne ainsi une réplique significative au livre tout aussi passionnant de Gilles Dowek.
Je ne passerai pas en revue les chapitres de ce livre, dont chacun éclaire d’un jour nouveau des épisodes célèbres ou oubliés : ainsi, il faut voir l’horloge comme une machine qui transforme de l’énergie mécanique en information, y aviez-vous pensé ? Le contexte politique, économique et social de chaque invention est exposé et analysé, le processus d’innovation est décortiqué. Les aspects les plus théoriques, comme le problème de la décidabilité ou la théorie de la NP-complétude, ne sont pas éludés, leur présentation est succincte mais donne envie d’aller y voir. Des diagrammes de circuits et de processeurs sont présents, le logiciel libre n’est pas oublié, et le livre se clôt sur les révélations d’Edward Snowden et l’émergence des objets connectés. Courez chez votre libraire (vous ne serez pas ruiné pour autant) !